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Critical, creative and digital writingEcriture critique, créative et numérique

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01 08 2022  

Prisonnier du temps

La vie est changement. Transformation. Evolution. Déclin. Chaque jour, notre corps se transforme, se renouvelle afin de continuer à vivre. Mon cancer n'a pas altéré fondamentalement ce processus en moi, sauf qu'il me volait une partie de mon énergie, créait un trouble inflammatoire et appuyait sur mes organes, me provoquant des effets secondaires somme toute supportables bien que parfois pénibles. La chimiothérapie, elle, en s'attaquant à mes cellules se divisant rapidement, par définition me rend plus statique, moins changeant. La transformation quotidienne de notre corps qu'est la vie se trouve ralentie chez moi par le toxique remède visant à me libérer de mon corps malade. La chimiothérapie, contre toute attente, me rend prisonnier du temps.
La vie est transformation continuelle, mais elle est aussi une projection de notre esprit sur un monde en flux. En réalité, ce que je qualifie de mon corps est une manière de figer - pour mieux l'appréhender - les parties d'un système nonlinéaire et dynamique, où chaque processus biochimique, physique, social, écologique est à la fois cause et effet de myriades d'autres processus biochimiques, physiques, sociaux, écologiques. Je suis prisonnier du temps parce que je me perçois ainsi, parce que mon esprit tente de faire sens de ce qui m'arrive, de cette langueur qui m'enveloppe dans ma chambre d'hôpital, de cette longueur temporelle dans laquelle je suis pris et qui me semble parfois interminable.
Chaque condamné doit probablement percevoir ces phénomènes, ou alors peut-être suis-je le seul? Mais peut-on réellement être l'unique individu à penser ces pensées? N'est-ce pas de l'hubris de se croire inimitable, singulier au point qu'aucunes de nos pensées ne puissent être reproduites?
Je digresse, et peut-être la raison de cette digression est ce besoin de me sortir de ce narratif si cloisonnant qu'est la maladie. Mais peut-être aussi qu'en écrivant, en faisant de la poésie en prose, je me réapproprie cette capacité à créer, changer, transformer, évoluer? L'écriture poétique comme remède à la stase infligée par la chimiothérapie à mes cellules? La poésie, la création, comme cure à la destruction cellulaire qui se joue en moi? Rien n'est scientifique dans mon discours. Rien n'est logique. Je le sais, je le sens. Et pourtant, cette métaphysique du lymphome me permet de me détacher de la belle pomme moisie lovée en moi, de lentement me réapproprier mon existence en m'émancipant du pêché cellulaire originel.
Un jour je relirai ces phrases, et ne me comprendrai probablement pas. Je ressens une disjonction dans ma manière de lier les concepts et les idées. La chimiothérapie me laisse plus affaibli cognitivement que je l'aurais cru. Je me retrouve presque maintenant à écrire sans réfléchir. Et ça fait du bien. Et c'est nécessaire. Alors c'est pas logique, mais ça me va. Rien n'est logique dans toute cette histoire. Sans queue ni tête.