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15 03 2013  

L'illusion de l'objectivité

L'objectivité dans les médias

En Suisse, l'objectivité n'est pas inscrite dans la "Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste" (voir http://presserat.ch/_Declaration_fra_html.htm). Ainsi, il n'est pas directement demandé aux journalistes de rendre compte "objectivement" de la situation qu'ils décrivent ou commentent. D'où vient donc cette idée qu'une journaliste se doit d'être "objective" dans son compte-rendu du monde qu'elle décrit? La réponse à cette question est certainement multiple, mais une piste de réflexion tient dans l'idéalisme qui caractérise la profession de journaliste. En effet, selon la déclaration mentionnée en début de cet article, la recherche de la vérité est le premier des devoirs de la journaliste. Si la déclaration définit le fait qu'il existe "une" vérité, cela signifie que cette vérité est indépendante de la journaliste. Pour éviter de souiller LA vérité, il convient donc d'éliminer le "sujet" de l'équation, d'où l'objectivité de la journaliste. L'objectivité est aussi implicite dans la dénomination même de sous-catégories journalistiques. Ainsi, il existe un journalisme d'investigation–qui comme son nom l'indique est une enquête minutieuse menée dans le but de faire jaillir LA vérité–et un journalisme d'opinion–qui lui consiste à donner son opinion sur des sujets d'actualité. Le premier est objectif alors que le second est subjectif. D'une manière générale, l'objectivité est sûrement requise des journalistes afin que leurs messages ne puissent être taxés de parti-pris. Ainsi, une méthode particulière de recherche et d'écriture, la méthode objective, est censée garantir cette indépendance. Il est évident que si la journaliste peut consciemment faire des efforts visant à faire montre d'une certaine objectivité, inconsciemment elle n'est libre de rien du tout.

L'hypocrisie de l'objectivité

Le problème avec cette dichotomie du métier de journaliste en une opposition entre objectif et subjectif, entre investigation et commentaire, est qu'elle laisse croire que le journalisme d'investigation est dénué de subjectivité. De fait, de manière erronée, on affirme à la population qu'avec une investigation minutieuse d'une situation, on peut faire émerger des faits véridiques, objectifs, dénués de toute intervention du sujet-journaliste. Il y a une grande hypocrisie que de faire croire qu'on peut représenter le monde de manière objective. L'hypocrisie réside dans le fait qu'on prétend qu'une certaine représentation du monde peut se soustraire dudit monde, alors même que la représentation est verbale, linguistique. Cela revient à dire que le langage est indépendant du contexte dans lequel il est exprimé–indépendant à la fois de la situation décrite par le message verbal, de l'émetteur du message, et du récepteur du message. Le langage serait une entité à part, une entité qui transcenderait le monde dans lequel nous pauvres sujets (non-journalistes) vivons. D'une certaine manière, cela consiste à donner aux journalistes le pouvoir d'énoncer la vérité sans qu'on puisse la mettre en doute, puisqu'elle est objective.

Les répercussions d'une telle vision des médias

La première répercussion d'une croyance en l'objectivité de la journaliste est l'élévation de cette dernière vers une élite inaccessible au commun des mortels et inattaquable par ces derniers. En d'autres termes, si la journaliste est objective, alors sa parole ne peut pas être critiquée: les journalistes nous offriraient la réalité objective sur un plateau! C'est par ces illusions que l'on crée une génération de gobeurs d'histoire dénués de sens critique. Le deuxième effet d'une telle vision est plus subtil et bien plus profond. En coupant le sujet décrivant de l'objet décrit, on crée l'illusion que la journaliste n'est pas influencée par le monde qui l'entoure, qu'elle est dans une bulle impénétrable et qu'elle observe quasi-scientifiquement ce qui se passe en dehors de la bulle. Par extension, on renforce l'idée que l'organisme humain peut se couper de son environnement, qu'il peut s'en affranchir par le langage et par la science. Cela est bien évidemment erroné. Car bien sûr, la journaliste peut rendre compte du monde seulement si elle a fait l'expérience de ce monde, si elle a été témoin d'un phénomène ou bien si on lui a reporté ledit phénomène. La journaliste n'a accès au monde que par ses sens ou par les sens de quelqu'un d'autres, et être témoin de quelque chose ou vivre quelque chose implique nécessairement la création d'une réaction émotionnelle chez l'humain, réaction émotionnelle qui va elle-même altérer la compréhension de la situation. De par le fait que l'émotion est constamment présente, on ne peut pas rendre compte de LA réalité objective, mais d'UNE réalité subjective. Ainsi, la journaliste met dans son article SA vérité, et non pas LA vérité. Il faut en être conscient.

Et alors?

En conclusion, il est nécessaire de sortir du schéma de l'objectivité journalistique. Cette dernière n'existe tout simplement pas, tout comme la vérité qu'elle prétend rapporter. Il n'y a pas d'objectivité simplement parce qu'il n'y pas de séparation nette entre la représentation du monde et le monde lui-même. De plus, la journaliste est elle-même prise dans le flux de la vie et il est illusoire de croire qu'elle peut s'en extirper le temps d'un article. Ce vers quoi devrait tendre le journalisme n'est pas l'objectivité donc, mais l'honnêteté! Arrêtons de prendre les gens pour des gobeurs d'histoires dénués d'esprit critique! Au contraire, ayons le courage d'accepter que le compte-rendu objectif n'est qu'illusion: tout n'est que commentaire subjectif, et ce que les gens accepteront est la représentation du monde qui correspondra le plus à leurs représentation intérieure de ce dernier! Si la subjectivité caractérise la journaliste, alors mécaniquement la population préfèrera les journalistes qui font bien leur travail, qui ont un bon sens critique, qui arrivent à faire jaillir une vérité qui semble raisonnablement logique. La subjectivité journalistique devrait sélectionner les meilleurs journalistes. Il n'y pas besoin d'une notion d'objectivité inatteignable et mensongère pour faire cela! En fin de compte, la subjectivité n'est pas une honte et l'objectivité est un mensonge, laquelle de ces deux notions choisir pour définir le travail de journaliste?