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15 03 2013  

La paradoxale liberté d'expression

Quand on parle de "liberté d'expression," tout le monde a en tête un idéal démocratique, un droit que la partie de la population ne faisant pas partie des élites autoritatives a acquis dans le sang dans un passé relativement lointain. Ce droit populaire semble donner à quiconque la possibilité de dénoncer les injustices dont elle est victime, ou alors qui permet à des journalistes héroïques d'ouvrir les yeux du monde sur des situations intolérables–bien que tolérées. La liberté d'expression est donc un droit chéri de tous, dont les aspects positifs sont souvent exacerbés alors que les contradictions internes–que la notion même de liberté implique–sont souvent tues.

Bases légales

C'est dans la Constitution fédérale de la Confédération suisse que se trouve inscrite en premier lieu la liberté d'expression. Dans le Titre 2 (Droits fondamentaux, citoyenneté et buts sociaux), Chapitre 1 (Droits fondamentaux), Article 16 (Libertés d'opinion et d'information), l'alinéa 2 affirme que "Toute personne a le droit de former, d'exprimer et de répandre librement son opinion". Venue du haut de la pyramide légale, la liberté d'expression semble donc toute-puissante. On a le droit fondamental de dire tout… et n'importe quoi, semble indiquer la constitution, et cela, "Au nom de Dieu Tout-Puissant!," dit le préambule, et à condition que cela soit notre propre opinion.

Un idéal décharné

Cette liberté d'expression à vocation universelle est un idéal que certains vont chercher sans se soucier des conséquences de leurs actes. Erigée en droit presque divin, la liberté d'expression perd de sa substance et devient abstraite, désincarnée, dépourvue d'un lien avec la réalité du monde; alors que chacun sait que chaque acte–même verbal–a des conséquences, les héros de la liberté d'expression n'en ont parfois cure. Dans la vie quotidienne, nous le savons tous, et nous restreignons quelque peu certaines de nos pensées afin de ne pas nous mettre dans des situations fâcheuses. Idéalement, il devrait en être de même pour les journalistes, qui sont eux aussi des êtres humains vivant dans le monde réel. Leurs paroles ont des conséquences, et la recherche d'un idéal impossible à atteindre ne devrait pas pouvoir être une excuse pour dire tout et n'importe quoi. L'attitude suivante ("Etre libre de dire tout et n'importe quoi, à n'importe qui? N'importe quand? Dans n'importe quel but? Avec n'importe quelles conséquences? Oui, car Dieu nous garantit la LIBERTE D'EXPRESSION!") n'est pas tenable lorsqu'on est conscient que les mots ont un impact. La loi elle-même nous le rappelle, malheureusement en soulevant des contradictions.

Les limites de la liberté d'expression…

Hypocrisie journalistique oblige, il doit bien y avoir un "mais" ou un "sauf que" attaché à la belle utopie de la liberté d'expression sans limite. Nous aurait-on menti? Oui et non. Cette restriction de la liberté d'expression est plus perverse qu'une simple censure: on a le droit de tout dire, mais on doit respecter certains devoirs, sous peine d'en subir les conséquences légales, si ce qu'on dit contrevient à certaines règles. Ces règles font partie du Code pénal suisse et sont principalement présentes dans le Livre 2 (Dispositions spéciales), Titre 3 (Infractions contre l'honneur et contre le domaine secret ou le domaine privé). Les articles 173 (Diffamation), 174 (Calomnie), 177 (Injure) restreignent l'expression en définissant des infractions contre l'honneur. On n'aurait donc pas le droit de dire ce que l'on pense si cela ternit l'honneur de quelqu'un d'autre.

L'honneur, horreur à définir

L'honneur, un mot bien grandiloquent qui ne signifie en fin de compte pas grand chose, est le plus souvent inextricablement lié à des notions toutes aussi vagues, telle la dignité morale ou l'estime d'autrui. L'honneur serait un bien moral qui garantit que 1) les autres nous estiment à notre juste valeur et 2) nous nous estimions nous-même à notre juste valeur. Mais n'a-t-on pas le droit d'avoir l'opinion que telle personne n'a pas d'honneur, et que donc il n'y a pas de problème à l'insulter, à la diffamer ou la calomnier? Et dans le cas où cette valeur est de 0, est nulle (dans notre opinion), ou est l'honneur à respecter? On tombe ici dans un sujet très délicat, puisqu'il oppose la définition individuelle qu'une personne se fait d'une autre, à la définition légale de l'individu. Alors qu'au niveau individuel, on a le droit d'avoir une opinion personnelle sur quelqu'un, au niveau légal, les institutions étatiques se doivent d'avoir une opinion universelle qui accorde à chaque individu l'égalité de traitement, et donc l'égalité en terme d'honneur. C'est donc bien un concept fuyant qui est à la base de la restriction–devrais-je dire ce que je pense vraiment, et utiliser le terme "annulation"?–de la liberté d'expression. L'hypocrisie vient simplement du fait qu'afin de protéger l'honneur, on bafoue la liberté d'expression, et donc on la rend caduque. Il y a ici une contradiction irréconciliable qui est pourtant à la base de ce qu'on a le droit de dire ou pas.

Une liberté théorique annulée en pratique

La liberté d'expression est donc une liberté virtuelle, une liberté théorique, qui, lorsqu'appliquée au monde concret se trouve bien empruntée. Comment garantir l'égalité de tous, lorsqu'on accorde à tous la liberté de penser et d'exprimer qu'on n'est pas tous égaux. Il y a là un véritable vide intellectuel, fruit d'un paradoxe légal, qui cause une censure indirecte: beaucoup ont peur d'exprimer ce qu'ils pensent, sous peine d'être poursuivis pour avoir atteint à l'honneur de l'autre. Les premiers se refusent donc à jouir de leur liberté d'expression car celle-ci est pénalement répréhensible. Dans certains cas, sur certains sujets, on assiste donc véritablement à une annulation de la liberté d'expression, alors que dans d'autres cas, des journalistes bien protégés par leurs journaux, eux, n'hésitent pas à dire tout et n'importe quoi afin simplement de réaffirmer ce droit inaliénable qu'est la liberté de dire des bêtises quelqu'en soient les conséquences. La beauté de notre système est parfois troublante.

Etre libre d'être nuisible

Une manière de résoudre le problème inhérent aux notions contradictoires de liberté d'expression et de protection de l'honneur serait d'abandonner soit l'une, soit l'autre. Garantir une liberté tout en punissant son usage ne peut être que source d'incompréhension et de déstabilisation du pouvoir étatique. Mais pourquoi ne pas supprimer les deux? Autant la liberté d'expression que l'honneur sont des concepts immatériels, qui semblent plus là pour décorer de bonnes intentions la légalité que pour réellement régler les problèmes liés à l'expression individuelle. En fin de compte, ce que cela créé est l'impression–bien que fausse–qu'on est libre d'être nuisible.

La responsabilité de chacun: le bien commun

Il faudrait alors que défenseurs du journalisme effréné et de l'honneur inviolable prennent plus en compte la notion de bien commun–ce qui est inclu dans le "bien" et dans le "commun" serait aussi à préciser en prenant compte de l'avis de tous. Ce qu'on doit restreindre est ce qui nuit au bien commun; cela nous permet d'arrêter d'utiliser des termes fuyants qui ne veulent pas dire grand chose et qui sont indubitablement paradoxaux lorsque confrontés l'un à l'autre. Dans ce paradigme de protection du bien commun, l'expression doit être restreinte, mais pas parce qu'elle "atteint à l'honneur de quelqu'un," parce qu'elle nuit au bien de tous! De même, l'honneur de l'un ne doit pas empêcher quelqu'un de dire sa vérité. Ce qu'il faut, c'est un peu de responsabilité personnelle! Arrêtons de nous cacher derrière la liberté et l'honneur, et commençons à prendre notre vie en main!