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Critical, creative and digital writingEcriture critique, créative et numérique

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26 07 2020  

Du pouvoir des mots... et de leur limite

J'ai parfois l'impression de devenir vieux. A l'age de 34 ans, j'ai vu de nombreuses évolutions culturelles chambouler nos attitudes et nos comportements, limiter nos obligations et étendre nos droits, ou vice versa. Environnement, migration, genre et sexualité, technologie numérique, voyage, et d'autres sont tous des domaines qui ont muté de manière plus ou moins radicale selon les endroits. La vie au début des années 2000 n'a plus grand chose à voir avec la vie au début des années 2020... Souvent, pour le meilleur.

Le pouvoir des mots

Ce que j'ai remarqué, cependant, c'est que beaucoup des changements sociétaux ayant trait aux comportements et attitudes se basent sur le pouvoir des mots de définir la nature de nos réalités perçues et vécues. Les mots ont un pouvoir. Je suis le premier à le dire et souvent le dernier à le maintenir. Ils ont un effet sur le monde, car ils ont un effet sur les personnes. Lorsqu'on insulte quelqu'un, on engendre une émotion négative en cette personne. Moins contentieux: lorsqu'on signe un contrat, on s'engage à une série d'actions. Encore mieux: lorsqu'on annonce son amour pour autrui, on provoque la joie et la tendresse. Tout ça pour dire que les mots agissent sur le monde; ils ont un effet performatif et in fine influencent nos vies. Les mots peuvent donc être utilisés pour perpétuer un système ou pour le transformer.

Changer les mentalités sans se tromper de cible

Si on veut changer des inégalités de traitement, on a donc le choix de changer deux aspects de ces inégalités. (1) On change le lexique utilisé pour définir l'identité, car on pense que ses mots sont trop contraignants en terme d'attitudes et de comportements; l'idée est qu'il serait plus aisé de trouver des néologismes afin de s'extirper d'un système imposé. Ou alors, (2) on change le sens et la connotation des mots qui traditionnellement définissent une grande partie de notre identité et par extension on change ce qu'ils recouvrent, exigent, valorisent ou dévalorisent.

L'essentialisme

L'essentialisme est une idéologie qui voit les êtres comme intrinsèquement ce qu'ils sont. L'essentialisme est donc une idéologie qui se prête bien aux étiquettes et stéréotypes. C'est une idéologie du substantif, du nom et de l'adjectif, de la stabilité, de l'écrit. C'est une idéologie qui fixe, qui différencie, qui discrimine, qui met dans des cases, qui enferme dans des boîtes. L'essentialisme a ses limites car il fonctionne sur la base du raccourci, de l'économie conceptuelle. Il faut se garder d'utiliser une vision essentialiste du monde pour contrer une autre vision essentialiste du monde, car dans ce cas on ne change pas fondamentalement le système: au contraire, on garde le principe de discrimination au coeur du système et on ajoute des étiquettes qui ne sont a priori pas affectées par cette discrimination. C'est la limite des mots. In fine, en créant de nouvelles étiquettes pour définir les identités, on ne transforme pas profondément la société, seulement en apparence. Des fois, par soucis de progrès on abandonne les vieilles étiquettes au lieu de les redéfinir. Pour changer les inégalités de traitement en profondeur, les mots seuls - les substantifs - sont parfois insuffisants, comme on vient de le voir. Il faut parfois changer ce que les mots dénotent au lieu de rajouter de nouvelles étiquettes sans esprit critique. Ainsi, n'est-il pas plus efficace de déconstruire et invalider les stéréotypes négatifs associés à certaines catégories de personne par la société plutôt que de leur attribuer une tout autre étiquette? Ne doit-on pas redonner à l'idéologie constructionniste sa fonction libératrice?

Le constructionnisme

Car il faut dire que si l'essentialisme est une idéologie du substantif, du nom, de la fixation, de la stabilité dans le temps, de l'écrit, le constructionnisme est lui de l'ordre du verbe, de l'action, de la modification, de la transformation, du devenir, de l'oral. Dans la vision constructionniste, on peut garder les vieilles étiquettes et leur donner un sens nouveau. Dans l'essentialisme, on ne le peut pas. Mais, et c'est là que souvent on bascule dans l'illogisme, le constructionnisme par définition se réfère à ce qui est acquis, pas à ce qui est inné. Le constructionnisme se réfère à la construction de l'être par la société, pas par la biologie. Changer sa biologie est impossible; par contre, changer les stéréotypes de la société qui y sont associés est difficile, mais reste possible. Mon angoisse, en ces temps d'évolution culturelle est que la vision essentialiste ne remplace la vision constructionniste. Je crains que dans le débat public les changements individuels d'essence - ou d'étiquettes essentialisantes - ne remplacent les changements demandés au niveau sociétal. Car, paradoxalement, certains pensent qu'il est plus facile de changer son essence propre qu'il n'est facile de changer le traitement des individus dans nos sociétés inéquitables. Formulé différemment, il est plus facile de se changer soi-même plutôt que de changer la société... J'ai peur que l'on ne se rajoute à volonté des étiquettes par facilité plutôt que l'on déconstruise les vieilles étiquettes stéréotypées. En ce faisant, les nouveaux essentialistes risquent de rebuter les partisans du changement par la déconstruction et la reconstruction et de laisser hors du débat les personnes peu ou pas prêtes à accepter l'évolution sociétale nécessaire pour plus d'égalité et d'équité. Qui plus est, les nouvelles étiquettes encourent le risque de masquer le réel problème du malaise de certains dans nos sociétés. A vouloir essentialiser son identité, on nie le mal-être psychique et on s'enferme dans une prison du discours qui peut avoir des conséquences néfastes sur le long terme.

Reconnaître le mal-être

Cela étant dit, ce n'est pas mon but de renier ce que certaines personnes pensent et ressentent. J'accepte qu'on puisse se sentir mal dans son essence et dans sa vie et qu'on puisse vouloir en changer. Mais selon moi, (1) dans le discours public, il est plus profitable de tenter de changer la société qui nous fait nous sentir mal plutôt que de se changer soi-même; et (2) vouloir changer de vie ou d'apparence physique ne devrait pas revenir à renier certains fondamentaux scientifiques. On parle de deux choses différentes et on ne doit pas tout mélanger conceptuellement sous peine d'obscurcir le discours.

En résumé

Les mots ont un pouvoir. Mais ils ont aussi leur limite. La société est imparfaite et il faut la changer. Mais adopter une nouvelle identité en se basant sur des étiquettes pour échapper à l'imperfection du système est une solution à court terme, même si elle apporte un peu de bien-être. Soyons en conscients: changeons la société, déconstruisons les clichés, respectons les discours scientifiques, et changeons les mentalités. Le bien-être de chacun passe par la tolérance des différences et un débat ouvert.