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Critical, creative and digital writingEcriture critique, créative et numérique

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09 12 2016  

Les récits qui nous font (et nous défont)

Ce n'est pas un sujet dont les gens se soucient plus que ça. Les récits sous-jacents à notre mode de vie personnel, à notre système politique, à nos gestes quotidiens ne constituent pas une priorité dans les esprits. La raison de cet insuccès est peut-être que nombre d'entre nous ignorent jusqu'au fait même que l'humain est constamment tiraillé entre des récits parfois contradictoires qui forment la base de sa moralité. C'est pourtant bien le cas. Avant de continuer, il est important de préciser ce que j'entends par "récit". Un récit est une séquence d'événements arrangés par un narrateur afin de construire une histoire, des effets narratifs et par extension des émotions à son audience. Dans cet article, on pourrait comparer les récits à des "mythes." La différence réside dans le fait que la notion de "mythe" laisse croire que le mythe fondateur est immuable, alors que la notion de "récit" est plus fluide, plus dynamique. Un mythe aurait tendance à ne pas changer, alors qu'un récit peut être "réécrit."

Les récits primaires

Il y a plusieurs formes de récits primaires qui définissent notre vision du monde et de notre place dans ce monde. On peut citer l'exemple de la paire récit progressiste/récit déclentionniste. Dans le récit progressiste, la séquence d'événement tend vers une amélioration de la situation initiale - on parle alors de "progrès". Dans le récit déclentionniste, au contraire, l'histoire tend vers le "déclin", vers une détérioriation de la situation initiale. Si vous êtes plus réceptif aux récits progressistes, votre intime conviction dans certaines situations sera que cette même situation ne peut aller qu'en s'améliorant; on vous qualifiera d'optimiste. Dans le cas contraire, vous serez taxé de pessimiste qui ne voit qu'une tendance au déclin. Bien entendu, ces prédispositions au progressisme ou au déclentionnisme ne sont pas absolues et ne doivent pas justifier une absence de réflexion. Cependant, ces prédispositions peuvent expliquer pourquoi une personne agira de telle manière lorsque confrontée à telle situation. Prenons un exemple concret. Transposé au sujet de l'environnement et de l'écologie, un récit progressiste mettra l'accent sur l'amélioration des conditions de vie permise grâce à la modernité (et son trio de processus: urbanisation, industrialisation, globalisation), et occultera les ravages causés sur l'environnement par les sociétés humaines contemporaines, principalement occidentales. Dans cette histoire du progrès, on va vers le mieux, et notre société contemporaine est inscrite comme une étape vers une société idéale. Ce récit primaire est le plus répandu de nos jours: nous vivons dans une société "meilleure" que celle qui nous a précédé; nous vivons plus vieux, nous vivons mieux, nous vivons plus heureux. Le capitalisme est ainsi basé sur un récit progressiste qui met en avant les avancées et les progrès réalisés, et qui occulte les injustices et les violences infligées. Un récit déclentionniste de l'environnement et de l'écologie met l'accent sur la marche effrénée du capitalisme vers la destruction d'écosystèmes, vers la réduction de la biodiversité, vers l'instrumentalisation des populations les plus pauvres, qui sont devenues les esclaves du consumérisme et du bien-être des populations les plus riches, et qui sont les plus vulnérables aux changements climatiques. Ce récit déclentionniste est très présent dans les milieux de sauvegarde de l'environnement et de la nature, qui mettent en garde depuis des décennies sur les risques lié à une surexploitation de nos ressources. De plus, ce récit ne reconnaît pas au capitalisme toutes les vertues que les défenseurs et promoteurs de ce dernier lui reconnaissent. De nos jours, nous sommes pris en étau par ces deux récits primaires. D'un côté, nos conditions de vie s'améliorent, et donc le récit progressiste semble être celui qui colle le mieux à notre situation. Mais d'un autre côté, nous sommes constamment exposés aux effets délétères du capitalisme et de la globalisation, et nous sommes hypersensibilisés à certaines causes qui semblent tout droit nous mener vers le déclin de nos sociétés. On peut citer d'autres récits primaires. Les récits d'ouverture poussent à voir l'Autre comme une opportunité, alors que les récits de fermeture incitent à voir l'Autre comme une menace (l'Autre avec un grand A est une manière de penser les groupes de personnes ou de choses qui sont considérés comme étant fondamentalement différentes du Soi). Les récits de partage demandent que les gains générés par la société doivent être redistribués alors que dans les récits d'individualisme les gains doivent être gardés par ceux qui les ont réalisés. On pourrait continuer cette liste de récits primaires ad eternam...

Et alors?

Malheureusement, ces contradictions font partie de nos sociétés. Il n'y a pas de remède miracle aux tiraillements narratifs et idéologiques dont les citoyens sont les victimes. Nous vivons dans un monde d'incertitude, et les récits primaires ne nous permettent pas de déterminer avec certitudes ce qu'il adviendra de l'humanité. Tout au plus, une conscience exacerbée des conflits inhérents aux récits qui nous font peut nous permettre d'obtenir un peu de sérénité dans le débat. Cela peut nous permettre de mieux cerner les enjeux d'une bonne communication. Cela peut nous inciter à façonner de manière plus consciencieuse les histoires que nous imposons au monde et aux populations, ceci afin de mieux guider les choix démocratiques de ces dernières. Pour résumer, il est important que nous soyons au fait des récits qui nous font, mais aussi au potentiel qu'ont ces récits de nous défaire - en tant qu'humain et en tant que citoyen!